TRAV AUX DU CENTRE DE PHILOSOPHIE DU DROIT DE L'UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES PUBLICATIES VAN HET CENTRUM VOOR WIJSBEGEERTE VAN HET RECHT V AN DE VRIJE UNIVERSITEIT BRUSSEL L'ÉGALITÉ VOLUME IV Études publiées sous la direction de R.. DEKKERS, P. FORIERS, Ch. PERELMA~ par Léon INGBER EXTRAIT BRUXELLES ÉTABLISSEMENTS E. BRUYLANT Société d'éditions juridiques et scientifiques • RUE DE LA RÉGENCE, 67 l07C LA NOTION D'ÉGALITÉ EN DROIT PUBLIC ÉCONOMIQUE par Antonis MANIT AKIS Chargé de recherches au Centre Universitaire de Droit Public A. DE LA LIBERTÉ À L'ÉGALITÉ DE CONCURRENCE 1. La notion qui caractérise par excellence le développement du Droit Public de l'économie, est celle d'égalité. Cette nouvelle branche du Droit est fort imprégnée de l'idée d'égalité, qu 'elle s'efforce de mettre en œuvre soit de façon explicite, soit de façon implicite. De façon explicite, elle vise, par des mesures spécifiques, à rendre cette notion plus concrète et plus proche de la réalité. De façon implicite, elle vise à établir une sorte de déontologie professionnelle dans l'exercice de certaines professions et à imposer une certaine responsabilité nationale et sociale dans le com- portement des agents économiques privés. Si les rapports patrimoniaux du droit commercial classique sont dominés par un «atomisme» et un «subjectivisme» s'exprimant à travers la /lotion de la liberté , les rapports «organisés» et «strictement réglementés» du droit économique moderne se distinguent par le fait qu'ils sont soumis à une vision objective de l'économie (1 ), ou, pour employer un terme familier aux économistes, à une vision macroéconomique des choses. D'où l'accent mis davantage sur la promotion de l'intérêt général que sur la protection des intérêts particuliers. Dès lors, au passage du droit commercial au droit économique correspond, à notre avis, une mutation opérée au niveau idéologique et qui, de façon schématique, se résume dans la phrase: de la liberté à l'égalité économique. (1) Voir A. JACQUEMiN, Le Droit économique serviteur de l'économie, dans Revue Iri- meslrielle de droil commercial, 1972, p. 285-295 ; et R. FRANCHESCHELLI, Concurrence, monopole el formes du marché au poin! de vue juridique, cians Rev. Irim. dr. comm .• 1967, p. 667-693. Voir aussi R. BARRE. Pour une économie objeclive, dans Le Monde du 9 novembre 1974. 106 A. MANIT AKIS Illustrons ces affirmations de quelques exemples pris, notamment, dans la législation et la jurisprudence belges. 2. Lorsqu'on regarde l'évolution de la réglementation de la concurrence dans tous les pays à économie libérale (2), on doit admettre que cette réglementation se caractérise notamment «par une progressive pré- pondérance de ce souci d'égalité en droit et en fait dans l'exercice de toute activité économique, égalité qui, non seulement protège contre leurs concurrents, les particuliers exerçant une activité économique, mais aussi - et davantage - veille à l'intérêt général des citoyens, afin que la libre concurrence des entreprises procure à la masse des consommateurs les avantages qu'ils en attendent» (3). La loi belge du 14 juillet 1971 «sur les pratiques du commerce» se situe aussi dans cet ordre d'idées. La différence avec l'A.R. de 1934 - règlementation de base jusqu'à la loi de 1971 pour réprimer la concurrence déloyale - consiste en ce que les nouvelles dispositions interdisent des actes par lesquels un commerçant ou un artisan porte atteinte, ou tente de porter atteinte, non plus à la capacité de concurrence de ses concurrents ou de l'un d'eux, mais aux intérêts professionnels d'un ou plusieurs autres commerçants ou artisans. Lorsqu'on compare l'ancienne législation de protection de la concurrence avec la nouvelle, on est obligé de constater, avec Maître VAN RYN, qu'il y a incontestablement un changement de per- spective: «la protection des concurrents les uns vis-à-vis des autres, que l'on tentait d'obtenir au moyen des règles de la concurrence déloyale, n'est plus la seule préoccupation du législateur. La législation de 1971 sans négliger cette préoccupation, met en relief la protection des con- sommateurs et la protection des intérêts professionnels des commerçants en général» (4). (2) Voir F. DuMONT. Les régIes européennes relatives à la concurrence .... dans Liber Amicorum L. Frédericq, Gent. 1965, p. 369-370; G. BAETEMAN. Het ekonomisch recht en de ekonomische openbare orde, dans Studies en voordrachten. 1964, l, Université Libre de Bruxelles; J. HÉMARD, L 'évolution contemporaine de la réglementation de la concurrence, dans Etudes juridiques offertes à J. de. la Morandiére, Dalloz, 1964, p. 203 -222; P. DuRAND, L'évolution contemporaine du droit de la concurrence, dans Mélanges P. Roubier, t. Il, Dalloz 1961, p. 440-452 ; M. FONTAINE, L'évolution du droit de la concurrence, dans Annales de la Faculté de Droit de Liége, 1967, p. 135-154. (3) M. ROTONDI, L'évolution de la réglementation de la concurrence et l'expérience des Etats-Unis (de la liberté de la concurrence à l'égalité dans la concurrence), dans Mélanges Dabin, t. Il, Bruylant 1963, p. 840. (4) J. VAN RVN . Modifications législatives récentes en matière de concurrence et de L'ÉGALITÉ EN DROIT PUBLIC ÉCONOMIQUE 107 Le maintien d'un niveau de concurrence normal ainsi que la garantie des conditions de concurrence égales, c'est-à-dire la sauvegarde du bon fonctionnement de l'économie de marché, avaient également poussé le législateur belge à adopter il y a plus de dix ans la loi du 17 mai 1960 sur la protection contre l'abus de puissance économique, loi qui est prise de vitesse par les règles européennes sur la concurrence. L'objet de la loi était de protéger la concurrence contre les monopoles et les ententes, en prohibant l'abus de puissance économique. Il y a abus, au sens de cette loi, «lorsqu'une ou plusieurs personnes, déter.trices de puissance économique, portent atteinte à l'intérêt général par des pratiques qui poussent ou qui restreignent le jeu normal de la concurrence ou qui entravent, soit la liberté économique du producteur, des distributeurs ou des con- sommateurs, soit le développement de la production ou des échanges» (5). 1\ en est de même pour le Droit Européen où la règlementation de la concurrence atteint le stade le plus avancé de son évolution avec les règles contenues dans le Traité de Rome. Le principe de la libre concurrence est, à la base même, le facteur ordinateur de toute l'économie communautaire, il est inclus dans un grand nombre d'articles du Traité et des règle- ments d'application dont l'objet final à travers des dispositions d'ordre économique, financier et social est de rendre 'la concurrence égale pour tous (6). L'article 85 du Traité interdit tout accord entre entreprises ou pratique concertée «qui ont pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du marché commun». L'ar- ticle 86 interdit l'exploitation abusive d'une position dominante. D'autres dispositions encore ont pour objet d'assurer ou de maintenir le jeu de la concurrence comme c'est le cas des articles 92-94 concernant l'octroi' des aides aux entreprises privées, l'article 90 sur les entreprises publiques pratiques commerciales, Recyclage de droit économique organisé à rU.L.B. les 21 et 22 janvier 1972. (5) Article 2 de la loi du 27 mai 1960 sur la proteclion contre l'abus de puissance économique. (6) Voir H. VON DER GROEBEN, La politique de concurrence partie intégrante de la politique économique dans le Marché Commun; du même auteur La politique de la COI/- Cl/rreflCe dans la Comm.unaulé Economique Européenne, dans Les Novel/es. Droil des (.om- mlmauT~S Européennes, 1969, p. 795-804; Revue TrImesTrielle de Droil Européen, 1965 , p. 399-41 J ; G. CHAMDAUD, L'oPPorl du drail cammlmal/fOire au droit économique, dans Cahiers dll d,of( européen. 1970. p. 557 -567 ; H. ScHUMACHEll, Le sysléme du droit de la concurrence, dans Rev. Trim. Droit Eur:, 1971, p. 40 et s. 108 A. MANITAKIS susceptibles d'enfreindre les dispositions du Traité, l'article 37 qui oblige les États membre à éliminer les discriminations nécessaires liées aux monopoles à caractère commercial. Ces règles de la concurrence s'imposent aux autorités administratives avec la même vigueur qu'aux administrés eux-mêmes (1). Car, le caractère particulier des dispositions du Traité de Rome avec sa finalité économique qu'est la protection d'une économie basée sur la concurrence et avec sa nature institutionnelle qui confère un pouvoir normatif à certains organes communautaires, est de créer à l'égard des États membres des obligations de faire ou de ne pas faire (8) . Le Traité est considéré comme une source nouvelle de légalité lato sensu, qui «possède sur le plan communautaire la double signification de la règle de droit interne: être à la fois le moteur et la limite de l'action administrative» (9) . L'idéal de la libre concurrence im- pose donc des limites à l'interventionnisme de la puissance publique «dont les effets sont mesurés à l'étalon de l'égalité concurrentielle qui se trouve promue au rang de principe directeur du droit communautaire» (10). (7) Ceci est vrai aussi bien pour les art. 92-94, 90 et 37 que pour les articles 85 § 1 et 86 du Traité. Car les autorités des états membres restent, aux termes de l'article 9 du Règlement du Conseil nO 17, compétentes pour l'application des art. 85 § 11 et 86, aussi longtemps que la Commission n'a engagé aucune procédure (voir M. WAELBROECK, Le droit de la communauté économique européenne, vol. 4. Concurrence, Ed. de l'U .L.B., 1972, § 76 et s., p. 152 et B. GoLDMAN, Droit commercial européen, Dalloz, 1971, p. 368 et s.). (8) Selon l'article 5, al. 2 (Les États membres) s'abstiennent de toutes mesures suscep- tibles de mettre en péril la réalisation des buts du présent Traité» . Et selon l'article 5, al. le, ; «Les États membres prennent toutes mesures générales ou particulières propres à assurer l'exécution des obligations découlant du présent Traité et résultant des actes des in- stitutions de la communauté. Ils facilitent à celle-ci l'accomplissement de sa mission». (9) Y. PRATS , Incidences des dispositions des traités instituant la C.E.E. sur le droit ad- minis/ratif français, dans Rev. Trim. Droit Eur., 1968, p. 37. Voir aussi DRAGO, Les in- cidences des Communautés européennes sur certaines formes d'action de l'Administra/ion française , dans Les Communaulés européennes e/ le droit administra/if français, Annales de la Faculté de Droit de Strasbourg, Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence, 1972, p. 189-205. Le rapporteur souligne ent"re autres que les autorités françaises se trouvent dans une position «exécutive» lorsqu'elles ont à introduire des mesures communautaires dans le droit administratif national. Comme l'a rappelé le Conseil d'État dans un avis du 20 mai 1964 «Le gouvernement, lorsqu'il assure l'exécution des dispositions directement applicables des traités et celles des règlements et décisions de la C.E.E . étant dans la même situation que lorsqu'il appliqu~ une loi interne, il en résulte que les mesures d'application desdits actes sont « normalement prises par voie règlementaire». (JO) PRATS, loc. cit. , p. 49 ; voir aussi DRAGO R. rapport prècité, p. 216-217. L'ÉGALITÉ EN DROIT PUBLIC ÉCONOMIQUE 109 3. Une évolution analogue est observée également au niveau de la jurisprudence relative à la protection de la concurrence contre les actes de concurrence déloyale d'abord, contre les ententes économiques illicites en- suite. Pour apprécier si un acte de concurrence est illicite, la jurisprudence ne se limite plus au seul élément subjectif du dol ou de la faute, mais elle examine aussi si l'acte ne porte objectivement pas atteinte un jeu normal de la concurrence ou aux conditions normales du marché (11). L'on passe d'une conception se rattachant à l'intention de nuire à celle de l'abus de droit à tel point que la répression de la concurrence assure l'égalité dans la concurrence au profit de tous et non au profit exclusif des concurrents l'un vis-à-vis de l'autre (12). Il en est de même quant à l'appréciation de la licéité des conventions ou ententes économiques. Leur appréciation ne se fait plus en fonction de leurs effets juridiques entre parties ou autres adhérents et de leurs rapports mutuels, mais en fonction d'une appréciation objective de la situation et de leurs ,effets sur le marché, l'intérêt général ou l'ordre public écono- mique (13). Ce qui est alors en cause c'est la notion même de concurrence. On passe d'une conception individualiste et subjectiviste basée sur la liberté du com- merce et de l'industrie à une conception générale de la concurrence englobant tout un ensemble de facteurs économiques, basée sur le principe général de l'égalité dans la concurrence. L'élément subjectif s'objectivise. Plus que la protection des intérêts particuliers de chaque entreprise, prise séparément, c'est la protection de l'ensemble des concurrents ou de la con- currence elle-même qui constitue la préoccupation majeure du législateur et du juge. 4. C'est dans ce sens-ci que nous pouvons parler d'un mouvement allant de la liberté de concurrence à l'égalité dans la concurrence. Dans (II) Voir Cass., 18 février 1965, note Horsmans G.; Comm. Liège, 2 mars 1972, Jurisprudence Commerciale de Belgique, 1972, p. 248; et Comm. Nivelles, le, mars 1973, Journal des Tribunaux, 1973, p. 712 obs. (t 2) Voir aussi sur celte queslion V. BIlRNITZ, Harmollisa/ion e/ coord/Ita/ion de législation du marché. La llo/ion du droit du marché, dans Rev. Trim. Dr. Comm. 1971, p. 1-27. (t 3) Voir Cass., 2 juin 1960, Revue critique de la Jurisprudence belge, 1961, p. 206, note Dassesse J.; voir aussi Bruxelles, 17 juin 1966, Jurisprudence Commerciale de Belgique, 1969, IJI, p. 213 et s. 110 A. MANITAKIS les limites de cet article nous ne pouvons que nous référer à la législation concernant l'accès à la profession des petites et moyennes entreprises du commerce et de l'artisanat, à l'Arrêté Royal nO 62 du 13 janvier 1935 ainsi qu'à la règlementation du commerce extérieur pour confirmer une fois de plus cette constatation. Toutes ces limitations ou restrictions au libre accès au marché et à la liberté du commerce et de l'industrie n'ont qu'une justification: assainir les conditions du commerce, assurer une cer- taine égalité dans la concurrence. Ainsi tandis que les mesures de police générale à caractère libéral se contentent du rôle de surveillance de l'économie fondée sur une concurrence naturellle, les mesures qui visent à créer et à maintenir un ordre public économique s'inspirent par contre de l'idée de l'organisation de l'économie de marché à l'échelle globale de la nation (14). L'idée centrale qui permet une telle adaptation des structures juridiques aux nouvelles exigences de l'économie est ceIle de l'égalité. Celle-ci con- stitue le point focal de l'idéologie juridique liée à l'interventionnisme économique. Toute la bataille idéologique en faveur de l'interventionnisme de l'État fut menée au nom d'une plus grande égalité pour \es «couches défavorisées de la société». Certes l'idée d'égalité était déjà sous-jacente à la notion de la liberté économique puisqu'elle est toujours considérée comme son corollaire. Au temps du capitalisme concurrentiel par exemple on entendait par les termes « liberté du commerce et de l'industrie» tout à la fois la liberté de faire du commerce et l'égalité de concurrence dans une totale neutralité de l'Administation. Dès lors dans le domaine juridique, le principe de la liberté du commerce et de l'industrie absorbait en quelque sorte cet autre principe du Droit qui est le principe de l'égalité de tous devant la loi. Les révolutionnaires du XVIIIe siècle, par le terme liberté sous-entendaient liberté égale, liberté pour tous. En d'autres termes, à cette époque historique, la concurrence, résultat automatique et naturel du jeu de l'économie de marché, n'avait pas besoin de règles spécifiques pour être protégée. Sa protection existait d'elle-même, dans la mesure où le jeu de la concurrence était consacré dans les faits mêmes, par des conditions matérielles de concurrence égales assurées à chaque concurrent. Cepen- (14) Voir à ce propos notre thèse «L'antinomie entre la liberté du commerce et de l'in- dustrie et la régulation administrative de l'économie», U.L. B., Faculté de Droit, 1973-74, deuxième partie titre Il (polycopiée), en voie de publication. L'ÉGALITÉ EN DROIT PUBLIC ÉCONOMIQUE III dant, par le passage à une économie caractérisée par la concentration du pouvoir économique dans quelques entreprises nationales et multinationales les conditions de lutte économique ne sont plus égales. L'égalité de concurrence exige dorénavant pour qu'elle soit maintenue - ne fut-ce que de façon incomplète - l'intervention de l'État. Le principe de la liberté du commerce et de l'industrie ne suffit plus pour assurer le bon fonctionnement - au moins au niveau juridique - du régime de marché. Il doit être dissocié du principe de l'égalité de concurrence pour que ce dernier soit sauvegardé. C'est la mise en relief de l'égalité en matière économique et plus particulièrement de la libre concurrence. 5. C'est ainsi que la régularité de l'acte d'interventionnisme économique de l'État (lS) ne peut plus se faire autant par référence au principe de la liberté du commerce et de l'industrie que par référence au principe de l'égalité devant la loi (16). Ainsi, dans l'arrêt Forges de Clabecq (11), le Conseil d'État belge a af- firmé que le ministre des Affaires Économiques, lorsqu'il fixe les prix sur base de l'arrêté-loi du 22 janvier 1945, peut répartir la charge qui en découle suivant les intérêts économiques du pays, mais qu'il doit respecter l'égalité des citoyens devant la loi telle qu'elle est prescrite par l'article 6 (15) Voir Fr. DREYFUS, L'interventionnisme économique, P.U.F., 1972; du même auteur: La liberté du commerce et de l'industrie, Berger-Levrault, 1973. (J 6) Sur l'application par la jurisprudence du principe d'égalité voir A. DE LAUBADÈRE, Traité de droit administratif, t. 111, vol. 2, p. 523 ; R. DRAGo, La protection des droits économiques et sociaux en France, rapport au colloque «pour une protection efficace nationale et internationale des droits économiques et sociaux» Louvain, 9 novembre 1972 ; J. RIvERO, Les notions d'égalité et de discrimination en droit public français, rap- port aux Travaux de l'Association Henri Cap i/an t, t. XIV, 1961-1962, Dalloz, 1965, p. 342-360 ; C. WOLFERS, Note sur le principe d'égalité dans la jurisprudence du Conseil d'Etat français en matiére de réglementation économique, dans L'Egalité, études publiées par le Centre de Philosophie du Droit de l'U.L.B., Bruylant, 1971, p. 126-137. Pour la jurisprudence belge, voir M. PARDES, Rapport sur les notions d'égalité et de discrimination en droit commercial belge, dans les Travaux de l'Association Henri Capitant précités, p. 251-273 ; L. INGBER, A propos de l'égalité dans la jurisprudence belge, dans L'Egalité, études précitées, p. 3-35; G. PIQUET, Le contrôle de la légalité des mesures ad- ministratives prises à l'égard des entreprises privées en vue de favoriser ou de réglementer le développement économique, dans Etudes et documents du Conseil d'Etat, Paris 1972, p. 45 -64 ; R. ANDERSEN, L'égalité des citoyens devant la loi dans la jurisprudence du Conseil d'~tat statuant au contentieux de l'annulation, dans Recueil de la Jurisprudence de Droit Administratif, 1973, p. 81-96. Voir aussi le rapport de M. le Premier Auditeur MAROY devant le Conseil d'Ëtat, 3 juillet 1973, R.J.D.A., 1973, p. 271. (J 7) C.E. 13, mars 1953, S.A. Forges de Clabecq, A.A.CE., p. 316. 112 A. MANITAKIS de la Constitution c'est-à-dire soumettre aux même règles les personnes qui se trouvent dans les mêmes conditions. Et la même décision dit que l'article 2 de l'arrêté ministériel du 23 mars 1951 viole l'article 6 de la Constitution lorsqu'il fixe le prix du gaz vendu par les cokeries en fonction non d'une règle générale et objective ap- plicable à tous les intermédiaires qui achètent le gaz à la cokerie, mais en fonction d'une règle spéciale à chaque cokerie, non par son application, mais par sa disposition même sans justifier cette différenciation eu égard au but poursuivi. A ce propos, la jurisprudence judiciaire, plus catégorique que celle du Conseil d'État, a clarifié la situation en déclarant qu'«à défaut de manifestation expresse de la volonté contraire du législateur, les arrêtés ministériels ne peuvent être utilisés qu'à l'élaboration des réglementations assurant un régime d'égalité économique entre les citoyens et non un régime d'inégalité contraire à l'article 6 de la Constitution» (18). De même, la Cour de Cassation a, dans la même ligne, admis que la mesure administrative ne peut en aucun cas rompre d'équilibre établi entre les droits respectifs des propriétaires, car l'article 544 du Code Civil protège d'une manière égale le droit de tous les propriétaires. Celui qui «par un fait non fautif rompt cet équilibre» doit une juste et adéquate compensation (<. Cette loi qui permet au Ministre d'agir individuellement par entreprise ou par produit, a soulevé de vives critiques. Des parlementaires lui on: reproché d'ouvrir la porte à l'arbitraire administratif et aux abus de pouvoir ainsi que de violer le principe constitutionnel de l'égalité devant la loi. Le rapporteur a répliqué (27) «que le fait d'accorder au Ministre le pouvoir de prendre des décisions individuelles n'est pas, comme tel, con- traire à la Constitution, même si l'octroi de ce pouvoir est assorti d'une marge d'appréciation plus ou m<1ins large dans le chef du Mi·nistre». En fait, a poursuivi le Ministre, le droit administratif contient quantité de procédures d'interdictions, d'approbations, de reconnaissances, d'injonc- tions, etc. dont l'application ne se conçoit que dans le cadre de décisions (27) Voir Doc. ParI. Sénat, session 1970-1971, 682, p. 20. L'ÉGALITÉ EN DROIT PUBLIC ÉCONOMIQUE 117 individuelles. Il suffit, par exemple, de se référer au domaine de l'ur- banisme. Toutefois, il faudrait noter à ce propos que le pouvoir du Ministre d'agir par voie de décision individuelle n'est conçu dans le Droit Administratif traditionnel que comme l'ultime exécution d'une règle générale et im- personnelle préétablie. L'acte administratif individuel présuppose nor- malement un acte réglementaire, ou des conditions de réglementation générales dont il assure l'application particulière. La décision du Ministre dans le cadre de la loi du 30 juillet 1971 en revanche, est prise en l'ab- sence de critères ou de règles objectives préalablement définies. La mesure administrative est basée ici sur une appréciation libre d'une situation par- ticulière: l'importance de l'entreprise ou du produit pour le marché national, produit de première nécessité, etc. Il s'agit donc d'une décision individuelle destinée à régir une situation singulière, et non pas d'une décision particulière intervenue en exécution d'une mesure générale. 10. Le recours du Droit Administratif de l'économie à des notions vagues et imprécises pose, en tout cas, un sérieux problème de contrôle juridictionnel. Par quels moyens peut-on amener le juge à contrôler la légalité de telles mesures? Un des remèdes consisterait à renforcer le con- trôle de légalité des motifs de fait ou de droit qui ont déterminé l'acte ad- ministratif (28). Dans ce cas, le principe de l'égalité se ramènerait à l'exigence fondamentale du principe de la légalité de subordonner la décision particulière à la décision générale, ou à une règle générale préétablie, ou même à des directives et orientations préalablement con- nues (29). (28) Sur cette question consultez R. SAVY, Le con/rôle juridictionnel de la légalité des décisions économiques de l'Administration, dans Actualité Juridique de Droit Administratif, 1972, p. 3-25 ; M. GuIBAL, La justification des atteintes à la liberté du commerce et de l'industrie, dans A.J.D.A., 1972, p. 330 ; J. MEGRET, Le contrôle par le juge administratif de /'in/ervention économique de l'État dans les États membres des Communautés Européen- nes, dans Misce/lanea W J. Ganshof van der Meersch, t. III, Bruylant, 1972, p. 579- 599 ; et R. DRAGO, Aspects du con/rôle exercé par le juge administratif sur la politique économique, dans Miscellanea W J. Ganshof van der Meersch, Bruylant, 1972, t. 11/, p. 455-475. (29) On sait qu'en France le juge administratif est amené, en vue de pouvoir exercer un contrôle de légalité de l'acte administratif plus approfondi, à reconnaître au Ministre compétent en matière d'incitation économique, un pouvoir d'orientation. Ce pouvoir com- porte la possibilité de fixer par voie de circulaires et directives, des conditions, des critères généraux et impératifs auxquels serait, en principe, subordonné l'octroi de l'agrémen', sous réserve des dérogations exceptionnelles «dans un intérêt général qualifié et justifié». Voir liS A. MANITAKIS L'égalité doit se déduire alors du respect de la légalité. Toute réglemen- tation qui ne soumet pas aux mêmes règles les personnes qui se trouvent dans la même situation est illégale. L'efficacité contentieuse du principe de l'égalité dépend en dernière analyse de l'efficacité du contrôle de la légalité. Ainsi J'arrêt de la Cour d'Appel de Bruxelles (l0) s'est prononcé contre la légalité d'un arrêté antérieur de fixation de prix, parce qu'il pouvait être dérogé à cet arrêté «au seul gré du Ministre, dans des cas par- ticuliers, non autrement définis qu'en termes à ce point généraux qu'ils sont dépourvus de toute signification». Les dérogations individuelles à une réglementation générale ne sont permises que si les conditions de dérogation sont bien définies. Malgré l'adoption de règles générales de fixation de prix, le Ministre pouvait en l'occurence autoriser une hausse «lorsque des circonstances exceptionnelles le justifient». Nous pouvons conclure alors que la première altération du principe d'égalité, celle qui découle de la prolifération des réglementations spéciales régissant des situations de plus en plus diversifiées et s'appliquant à des groupes comprenant un nombre d'individus de plus en plus restreint aboutit finalement à créer les conditions de son effacement. Car, l'égalité «concrète» ne s'oppose pas seulement à l'égalité «abstraite», elle engendre en réalité la négation de la notion même d'égalité, puisque celle-ci fait par définition, et dans une certaine mesure, abstraction de situations concrètes et d~s particularités de çhaque individu. Elle néglige les différences au profit d'une équivalance générale et abstraite. b) La primauté ee l'intérêt général face au principe d'égalité. Il. Il reste que la brèche la plus sérieuse à la règle d'égalité a été portée par la notion d'intérêt général. Dans la mesure où cette dernière tend à devenir le but supérieur et la justification permanente de l'action économique de l'État elle légitime également certaines dérogations à la règle d'égalité. Qu'elle soit déduite implicitement de la législation ou qu'elle soit prévue expressément par la loi, elle établit en faveur de l'Ad- C.E., JI décembre 1970, Crédit foncier de France, Actualité Juridique de Droit Adminis- tratif, 1971, pp. 227, conclusions Bertrand, R.D.P., 197 J, J 224, note Waline ; également H.T.C., De l'arrèt Société «Maison Généstal» à l'arrèt «Foncier de France», dans A.J.D.A. 1971, p. 196; voir aussi C.E., 29 juin J973, Géa, A.J.D.A., 1973, p. 589, note Vier C. (JO) Cour d'appel de Bruxelles, 8 novembre 1967, J.T., 1967, p. 682. Voir aussi rap- port de M. l'auditeur MAROY, R.J.D.A., 1973, p. 269-274. L'ÉGALITÉ EN DROIT PUBLIC ÉCONOMIQUE 119 ministration une véritable «présomption» de légalité. Cette présomption conduit le juge à admettre que toute inégalité trouvant sa base dans l'intérêt général n'entache pas l'acte attaqué d'illégalité. Ainsi, le juge administratif français a refusé à plusieurs reprises d'an- nuler des mesures discriminatoires lorsqu'il n'était pas établi que «la mesure critiquée ait été inspirée par des considérations étrangères à l'intérêt général» ou, lorsque l'Administration n'avait pas agi «dans un but étranger aux fins de la législation d'économie dirigée» (31). Il est cependant bien connu que la notion d'intérêt général, particulièrement en matière économique est singulièrement imprécise, et que l'Administration ne manque pas de l'invoquer en toutes circonstances. Ainsi, le gouver- nement; se retranchant derrière la notion imprécise d'intérêt général qu'il prétend servir par sa politique économique, a la possibilité de déroger pratiquement sans frein à la règle d'égalité. De plus, le contrôle juri- dictionnel sur les mesures d'interventionnisme se révèle très souvent illusoire du fait que le juge, se contentant de la conformité de la mesure à la notion vague d'intérêt général, ne cherche pas à préciser en quoi con- siste le contenu de cette notion et laisse ainsi l'Administration libre de son (31) Parmi les principales décisions qui illustrent cette jurisprudence, on peut citer l'arrêt Ceri fa (8 octobre 1958, Recueil, p. 472) où le Conseil d'État a rejeté le recours formé par des industriels non exportateurs d'un certain produit contre l'institution d'une prime au bénéfice des exportateurs. De même, il a admis que des importateurs de pétrole puissent être soumis à un régime différent des producteurs de pétrole national, dès lors que les mesures prises par le Gouvernement pour contrôler étroitement l'activité des entreprises importatrices étaient inspirées par l'intérêt de la défense et de l'économie nationales (C.E., 19 juin 1964, Sté des Pétroles Shell-Berre, Revue de Droil Public, 1964, 1019, con- clusions Questiaux) . Voir aussi, à propos des discriminations entre producteurs nationaux et importateurs: C.E., 27 janvier 1967, Syndicat national des importateurs français en produits laitiers et avicoles (R.D.P., 1967, p. 788, conclusions Bernard). A propos de la création par l'Administration d'un circuit-témoin, le juge a pareillement estimé que «en admettant même que ces dispositions (facilités d'approvisionnement et de publicité aux en- treprises participant au circuit) aient pu porter atteinte à la règle de l'égalité de traitement entre les entreprises intéressées, elles ont pour objet d'assurer le fonctionnement régulier des mesures accessoires à la législation sur les prix et ont ainsi été légalement édictées» (C.E., 12 février 1960, S.I.C.A., A.J.D.A., 1960 p. 169, conclusions Kahn). Voir dans le même sens: C.E., 16 novembre 1960, Sté des Chantiers d'Ajaccio (Droil Social, 1961, p. 205, conclusions Henry). Voir aussi C.E. , 10 février 1967, S.A. Petitjean et autres U.J.D.A., 1967, p. 285 et chf. Lecat et Massot, p. 267). Dans cet arrêt, le juge a estimé que l'in.stitution d'une taxe para'fiscale sur les excédents de production de tomates etait justifiée par un intérêt êconomique. à savoir la nécessité d'assurer l'équilibre des marchés. Mais ce contrôle s'est avéré insuffisant, car par son taux, dont le juge a estimé qu'il relevait de l'opportunité, cette taxe aboutissait à fermer le marché à tout nouveau producteur. 120 A. MANITAKIS appréciation. L'efficacité de l'application du principe d'égalité dépend finalement de l'objet ou de la finalité en vue desquels les mesures discriminatoires ont été prises. Aussi longtemps que l'Administration reste maître de l'appréciation de l'intérêt général, la violation du principe de l'égalité peut toujours être justifiée par ce but légalement poursuivi. La seule riposte possible à cette attitude, serait d'obliger l'Administration de dire clairement au juge au nom de quel intérêt général elle agit et d'ap- porter la preuve que l'atteinte portée à l'égalité est justifiée (32). Cela im- plique un contrôle plus approfondi des motifs de droit et de fait qui ont déterminé la décision administrative et notamment la possibilité pour le juge du contentieux administratif de procéder à une appréciation juridique des faits et situations économiques. 12. Un autre domaine où le déclin du principe d'égalité est encore plus manifeste est celui de l'économie dite concertée, où l'Administration agit soit par voie «contractuelle» soit par voie «d'incitation», toujours au nom de l'intérêt général. Si l'action administrative néo-libérale ne cherche pas à se substituer à l'action 'privée et si elle respecte scrupuleusement l'autonomie de la volonté privée, il ne faut pas croire que cette attitude est exempte de toute atteinte au régime de l'économie de marché et de concurrence. Elle ne peut, en dernière analyse, que mettre en cause le principe de l'égalité devant la loi ou devant les charges publiques (33). Un des aspects du principe d'égalité se traduisait par le fait que l'activité étatique devait avoir à l'égard des administrés des effets neutres. La neutralité est un fondement de la conception libérale de l'État. Cela signifie que les avantages procurés aux citoyens par l'activité étatique, ou les sujétions qui leur sont imposées, doivent être égales pour tous. Cette conception idyllique des choses a subi évidemment de larges atténua- tions, à commencer par celles apportées par des lois sur « l'expansion économique» ou sur la «planification» et qui remplacent la règle impérative par une règle souple de nature indicative. La contrainte cède la (32) Voir SAVY, loc. cit. ; GuIBAL, loc. cit. ; J. DELMAS-MARSALET, Le contrôlejuridic- tionnel des interventions économiques de l'État, dans Études et Documents du Conseil d'État, 1969, p. 134 et s. et A. MANITAKIS, thèse précitée. (33) Sur cette Question voir Études et documents du Conseil d'État français, 1972, notamment le rapport belge de M. G. PIQUET, p. 50-62, et le rapport français de M. DELMAS-MARSALET, p. 67 et s. L'ÉGALITÉ EN DROIT PUBLIC ÉCONOMIQUE 121 place à l'incitation, mais ce changement provoque quelques incidents non moins significatifs à la règle d'égalité (34). En effet, si l'acte d'intervention économique est générateur d'inégalités, cette inégalité dans le cadre des mesures d'incitation revêt la forme de sélection. «Par définition, observe le Professeur De Laubadère, les procédés d'incitation présentent un caractère sélectif puisque les plans ne recommandent pas la croissance économique sous une forme globale et in- différenciée, mais définissent des préférences et priorités et par conséquent des points d'application des incitations» (3S). L'article 1er de la loi belge du 15 juillet 1970 portant organisation de la planification et de la décen- tralisation économique, affirme que «la planification a pour but d'assurer dans le cadre de la politique économique, globale et nationale, tant pour l'ensemble du territoire que pour chacune des régions, une expansion maximale économique équilibrée et, dans ce cadre, une constante amélioration en matière d'emplois, de pouvoir d'achat, de logements, d'in- frastructure et d'équipements». Par ailleurs, l'article 1er de la loi sur l'expansion économique, du 30 décembre 1970, dit que: «Les incitations créées en vue de stimuler l'ex- pansion économique et sa diffusion équitable entre les régions, sont at- tribuées en vertu soit de décisions ministérielles, soit de contrats conclus entre l'État, ... et toute personne physique ou morale, de droit public ou privé». En outre, une aide· est prévue pour les entreprises dont les activités répondent à l'intérêt économique général (art. 2e). Un domaine où le principe d'égalité juridique semble souffrir est celui des quasi-contrats économiques (36). En effet, aussi bien les contrats de Plan que les contrats de prix pourraient devenir la cause d'inégalités et de discriminations frappantes. Il est certain que, lorsque le contrat n'offre pas (34) Voir C.E . (frJ, 23 mai 1969, Sté Distillerie Brabant, R.D.P., 1968, 1127, con- clusions Mm" N. Questiaux, Comp. aussi C.E. (fr.), 21 octobre 1966, Sté Gracier, A.J.D.A., 1967, p. 274. Cette question a été soulevée aussi par la section de législation du Conseil d'État belge lors de l'examen du projet de loi instaurant les contrats de programme en matière des prix, Doc. pari. Séllllt. session 1968-1969. nO 423, p. 12. (35) A. DE LAUBADÈRE, Traité de droit o.dministratif, t. 3, v., 2" éd., p. 588. Voy. aussi les pertinentes remarques de C. DEBBASCH. Déclin du contentieux administratif, dans Dalloz. chr. 95, 1967. (36) Sur la nature juridique et la force obligatoire des quasi-contrats économiques en Belgique, voir M. A. FLAMME , Droit Administratif de l'écol/omie. P.U.B., Cours, 1971- 1972, nO 286 et M. FONTAINE, Qwsi-co11lro.ts du Plan et groupements d'intérêt économique, dans Annales de Droit, louvain, 1970, p. 15-33 . 122 A. MANITAKIS la possibilité aux entreprises tierces d'y adhérer ou lorsque le choix du co- contractant ne s'opère pas sur la base de critères objectifs, touchant tous les intéressés, la décision de l'Administration est susceptible de porter at- teinte à l'égalité devant la loi et partant à la règle de la libre con- currence (37). Cela ne signifie pas nécessairement que la décision est illégale, mais qu'elle cesse du moins de bénéficier de la présomption de légalité. Autrefois, l'égalité des citoyens devant la loi résultait automatiquement du principe de la légalité et du caractère général et abstrait de la règle juridique. Même les actes administratifs individuels n'étaient conçus que comme l'application ultime individuelle d'une règle générale et im- personnelle. Aujourd'hui, l'action administrative par voie de quasi-contrats économiques et de mesures d'incitation, est fondée essentiellement sur un pouvoir discrétionnaire attaché à des notions vagues et imprécises, telles que « l'intérêt général», « l'expansion économique», « le plein emploi», « la libre concurrence», «l'intérêt des consommateurs», etc. Elle est devenue spéciale non par son application, mais par sa disposition même. c) La responsabilité de l'Etat fondée sur la rupture du principe d'égalité devant les charges publiques, peut être écartée lorsque /'intérêt général est en cause. 13.' Nous allons passer maintenant à l'examen rapide de la respon- sabilité sans faute de la puissance publique, dans la mesure où celle-ci tient sa justification juridique - du moins en ce qui concerne le droit français - de la « rupture de l'égalité devant les charges publiques» (38). En réalité, l'indemnisation des administrés pour les dommages qu'ils ont subis du fait des agissements non fautifs de l'Administration, repose sur des considérations d'équité. Le fondement juridique invoqué toutefois demeure le principe d'égalité, en raison peut-être de sa consécration positive dans divers textes juridiques. Ainsi, l'article 7 de la loi du 23 décembre 1946 (39) est considéré par (37) Sur cette question consultez C. CAMBIER, Les contrats de programme, dans Miscellanea Ganshof van der Meersch, Bruylant, 1972, p. 435 et s.; ici p. 449. (38) Voir P. DELvOLVE, Le principe de l'égalité devant les charges publiques, L.G.D.J., 1969. (39) Cet article fournit la base de la compétence du Conseil d'État belge en matière de responsabilité de l'État pour dommage exceptionnel causé à un administré. Depuis la loi L'ÉGALITÉ EN DROIT PUBLIC ÉCONOMIQUE 123 une bonne partie de la doctrine (40) comme une application concrète de la responsabilité de l'État déduite de la rupture d'égalité; l'indemnité qui en résulte est accordée sur base de l'équité. Avec l'accroissement des responsabilités et des interventions de l'État dans le domaine économique, on aurait dû normalement s'attendre à un développement considérable du nombre des cas de responsabilité sans faute de l'État. Rien de tel ne s'est produit. Au contraire, la jurisprudence étant à ce propos très réservée, manifeste à l'heure actuelle une réticence de plus en plus prononcée. Réticence qui s'appuie en grosse partie sur des con- sidérations tirées de buts d'intérêt général poursuivis par l'Administration économique. 14. La jurisprudence administrative française a admis par exemple (41) que la décision administrative intervenue en application d'une réglemen- tation économique, établie dans un but d'intérêt général ne peut en tout état de cause donner droit à une indemnisation (42). Ainsi, de la même du 3 juin 1971 ceue compétence fut for'tilice par l'allribulioJ1 UI,! Conseil d'Étal d'un pouvoir de dccision par arrêt; jusqu 'alors la haute juridiction administrative statuait uniquement par voie d'avis. Sur le contentieux de l'indemnité devant le Conseil d'État belge voir A. MAST , Le COllseil d'État et le COlltemieux de l'illdemnité, dans Mélanges J . DaMI. /963, t. Il, p. 777-794; D. CHABOT-LEONARD, L~ cOlllentieux de l'llIdel1/11ilé devant le C:mseif d'État, dans Allf/ales de la faculté de Droit de Liège, 1971, p. 190-243 ; C. HUBIlRLANT, Essai de délfmltatlon de la compétel/ce du COl/sell d'État d'avec celle des Cours et Tr/blll/aux 011 cOlltellliellX de /'indeml/ité, dans Miscellaflea GOf/shof van der Meersch, t. III, Bruylant, p. 509-531 ; C. WIBNER, Belgique: l'extension des compétences du Conseil d'État, dans Rev. Dr. Pub/., 1973, p. 711-737. (40) Conf. MAST, loc. cit. et D. CHABOT-LEONARD, loc. cit. Voir aussi R. ANDERSEN, Que/ques réflexions su, la responsabilité du fait tles lois dans Colloque sllr l'actualité du cOl/frole jurfdique des lofs, Larcier, 1973, p. 391-441. (40 Dans l'arrêt du 16 novembre 1960, Secrétaire d'ttlll aux Affaires économiques c. Sociéte d'exploitation des chantiers d'Ajaccio (A.J.D.A .. 1960, 1.1, 360), la société requérante se plaignait du préjudice Qu'elle avait ubi du fail Qu'elle ne trouvait plus en Corse, où l'État l'avait incitée à s'installer, les produits résineux nécessaires à son activité car le service du commerce extérieur avait accordé aux exploitations corses des licences d'exportation de ces produits de telle sorte qu 'i l n'était plus possible de les Irouver sur place. Le Conseil d'État rejeta la demande d'indemnité en «considérant qu 'cu égard à l'ob- jet. en vue duquel a été établie la législation ur le commerce extérieur les décisions légalement intervenues en application de celle légi lat ion ne sauraient engager la respon- sabi lité de l'État». (4~) Voir C.E., 14 octobre 1955, Sociétè Piscine Lutetia. Rec., 479 ; C.E., 16 novem- bre 1960, Ajaccio. précité, Dr. Soc., 1961 , p. 205, concl. Henry ; C.E., 31 mars 1961, ompagnie des uirs, Re'- 358; C.E., 29 juin 1962, SocMté Mallurhln, Rec. 432. 124 A. MANlTAKIS façon que la notion d'intérêt général imprègne de légalité l'acte d'in- terventionnisme, cette même notion suffit pour écarter la mise en jeu de la responsabilité de l'État (43). En ce sens, le Conseil d'Ëtat français a tout récemment affirmé encore que « l'ordonnance du 30 juillet 1945 relative aux prix est intervenue uniquement en vue de l'intérêt général afin de garantir l'ensemble de la population contre les hausses excessives de prix et que dès lors, la respon- sabilité de l'État ne peut se trouver engagée du fait des décisions prises en application de cette législation que dans la mesure où ces décisions seraient illégales (C.E., l ef juillet 1974, de Sauf-Chery). 15. A première vue, la jurisprudence belge semble être à l'abri d'une telle évolution. Elle a affirmé tout récemment encore que la responsabilité de l'État peut être engagée du fait des mesures administratives légales ayant méconnu le principe de l'égalité des charges, même si ces mesures sont justifiées par des considérations d'intérêt général (44). Cependant un revirement de la jurisprudence à ce sujet est à prévoir. En effet, le Conseil d'État belge est bien préparé pour refuser d'admettre la respon~abilité de l'État sur le seul fondement du risque et de la rupture de l'égalité des citoyens devant les charges publiques à raison des dommages même graves, causés par l'application des différentes législations d'économie dirigée. Qu'est-ce que le juge peut faire d'autre que d'écarter la respon- sabilité lorsqu'il se trouve face à une mesure dirigiste ou à une mesure (43) Cf. J. DELMAS-MARSALET, loc. cit., p. 159; F. DREYFUS, L'interventionnisme économique, dossiers Thémis, P.U.F., 1971 , p. 86 ; G. VEDEL, Droit Administratif, 1971, p. 415 -417 et R. DRAGo, Aspects du contrôle exercé par le juge administratif sur la politique économique, dans Miscellanea Ganshof van der Meersch, Bruylant, t. III, p. 469. (44) C.E. (belge), 24 juin 1971, S. A. Enrema, A.A.C.E., 752; R.J.D.A., 1972, p. 72. Le juge a considéré entre autres que «le fait que le plus gros producteur de schistes récupérés des terrils n'a pas été le seul à subir les conséquences des mesures ordonnées par l'Ëtat en vue d'interdire l'exploitation des terrils, mesures qui ont visé sans discrimination tous les exploitants de terrils, catégorie au ~emcurant peu nombreuse, n'exclut pas que ce plus gros producteur ait subi un dommage exceptionnel. ... Et ce non pas parce que le dommage qu'il a subi apparaît comme plus élevé que le dommage éventuellement subi par d'autres, mais parce que les mesures prises par l'Ëtat n'ont frappé qu'un nombre réduit de personnes et que parmi ces personnes, il avait une situation spéciale, étant donné qu'il s'était équipé pour une forte production et avait assuré par contrats l'écoulement de celle-ci pour une longue période, et aussi parce que ces mesures ont rompu le principe de l'égalité des charges au bénéfice de l'industrie charbonnière, dont le soutien est apparu plus im- portant au point de vue de l'intéret généra!»>. L'ÉGALITÉ EN DROIT PUBLIC ÉCONOMIQUE 125 d'incitation, surtout lorsque ces mesures (interdiction d'importation ou d'exportation de certains produits; refus d'accorder des facilités éco- nomiques à certaines entreprises alors que celles-ci ont été accordées à d'autres), sont prises sur la base d'une loi d'habilitation qui elle-même prévoit en faveur de l'Administration un pouvoir d'appréciation très large? Car, même si les conditions de réparation sont réunies: dommage spécial et anormal (exceptionnel) résultant d'un acte administratif, la responsàbilité de l'État ne peut être engagée lorsque «il appert de la loi elle-même ou de son économie qu'elle n'a pas entendu faire supporter par l'autorité administrative la charge de ce dommage» (4S). Cet argument se base donc sur une interprétation de la volonté présumée du législateur d'exclure l'indemnisation «eu égard à l'objet de législation». Il en est de même «lorsque le dommage est une conséquence voulue par le législateur ou nécessaire pour que la loi puisse avoir les effets de droit qu 'elle a eu en vue» (46). Enfin, il faut bien souligner que l'application des principes de l'article 7 de la loi du 23 décembre 1946 ne peut pas conduire à la sup- pression «des effets juridiques voulus par la loi ni même à la neutralisation des conséquences de fait qu'eUe a poursuivies» (47). Nous pouvons donc conclure qu'en matière de règlementation écono- mique, la rupture du principe de l'égalité devant les charges publiques ne suffit pas à fonder une demande d'indemnité, mais il faut encore que l'ob- jectif économique visé par le législateur et l'intérêt général qui en dépend, n'impliquent pas par eux-mêmes que les mesures d'exécution comportent des discriminations. Si l'Ëtat, et par là même la collectivité, était amené à indemniser toutes les victimes d'une législation économique prise dans un but d'intérêt général, et distinct des intérêts particuliers d'un groupe, tout le bénéfice de nature économique et sociale qu'on aurait pu tirer de son application serait neutralisé sinon anéanti . L'interventionnisme économique a pour objet de diriger ou stimuler les entreprises vers un comportement voulu par l'État, et ce faisant d'introduire entre elles des discriminations en vue de pro- mouvoir une expansion conforme à l'intérêt économique général. Certes, ce faisant, l'État peut se tromper sur l'opportunité ou l'efficacité de la (4.5) C.E., 12 janvier 1971, S.A. Vesalius, R.A.CE., 31 ; voir aussi C.E., 2\ mai \969, Nuyten et Flamey, A.A.CE., 535 . (46) C.E., 21 mai 1969, Nuyten et Flamey, A.A.CE., 535. (47) C .E., 12 janvier 1971, Vesalius, R.A.CE., 31. 126 A. MANITAKIS mesure prise. Il peut se tromper sur les objectifs ou les résultats de sa politique économique. Mais sa responsabilité est plus politique que juridique (48) et elle doit être considérée comme telle. 16. Il noos paraît donc que le rôle du principe de l'égalité devant la loi ou devant les charges publiques est extrêmement réduit dans le domaine économique, et que celui-ci n'est appelé à jouer que dans les cas ex- ceptionnels où la rupture de l'égalité est manifeste et n'est justifiée par aucune considération tirée de l'objet de la loi; ou encore dans le cas où le comportement de l'Administration, sans être fautif «frise tout de même la faute ou l'illégalité» (49). Cette régression de l'égalité, conséquence nécessaire de l'interven- tionnisme économique - par sa nature inégalitaire puisqu'il régit des situations variées et implique des choix ou des priorités - semble témoigner du renversement à l'époque du capitalisme des monopoles de l'ordre des valeurs de la société libérale: «les exigences du développement économique doivent l'emporter sur toute idée d'égalité (SO): Un spécialiste du droit commercial belge affirme (SI) à ce propos avec un réalisme surpenant que le droit économique ne tend pas nécessairement vers un idéal égalitaire. «II a pour objet, dit-il, de réaliser une société har- monieuse et d'établir des règles destinées à atteindre les objectifs que cette société se fixe. La nôtre tend, semble-t-il, vers une croissance économique accélérée et vers le progrès social. Le principe de l'égalité de traitement, dans la mesure où il fait obstacle à cette évolution est destiné à un rôle de plus en plus subsidiaire, les pratiques discriminatoires, dans la mesure où elles l'accélèrent, paraissent devoir être consacrées dans notre droit com- mercial. Le critère de leur licéité sera leur conformité à l'intérêt général». Cette dernière réflexion nous amène en effet au fond du problème. Car la question qui se pose pour les juristes est la suivante: est-ce que la crise actuelle du principe d'égalité en matière de droit économique traduit seulement un malaise saisonnier ou au contraire est le signe, l'expression particulière d'une crise plus profonde et structurelle de la société in- dustrielle actuelle? S'agit-il d'un abandon d'une valeur fondamentale de la (48) V. DELMAS-MARSALET, lac. cil., p. 159. (49) Ibid. (50) Ch. WOLFERS, lac. cil., p. 135. (51) M. PARDES, lac. cil. L'ÉGALITÉ EN DROIT PUBLIC ÉCONOMIQUE 127 société libérale ou au contraire d'une période de transition vers de nouvelles formes d'existence? Voilà le cadre général dans lequel toute question particulière relative à la portée juridique de l'égalité doit s'insérer. La réponse toutefois n'est pas aussi simple qu'elle paraît à première vue. Car, autant il est certain que doctrine juridique et jurisprudence s'efforcent de réhabiliter, de doter d'une certaine efficacité contentieuse le principe d'égalité, autant il est évident que la crise persiste, que le déclin n'est pas un phénomène éphémère d'un domaine précis de l'activité sociale, mais le reflet d'une crise de notre organisation sociale et politique. S'il est vrai que la société bourgeoise ne peut se passer de l'exigence de l'égalité, il n'est pas moins vrai que cette exigence se révèle un postulat essentiellement idéologique, inapte à régir des situations concrètes et mouvantes, incapable d'exprimer de façon adéquate la réalité sociale actuelle. Il faudrait vrai- ;nt un effort intel\ectuel particulier et une capacité d'abstraction hors du )mmun pour continuer à défendre contre vents et marées, la valeur ab- .olue de l'égalité. Un effort noble - sans doute - diraient les idéalistes, mais un effort vain répliqueraient les matérialistes (S2). (52) Pour les classiques du marxisme, voir par exemple ENGELS, Anli-Dühring, Éd. Sociales, p. 125 etc. : «L'élimination de toute inégalité sociale et politique est une formule creuse car il y aura toujours des différences ou des inégalités dans les conditions d'existence des hommes». Prétendre rendre tous les hommes égaux les uns aux autres, ajoute Lénine, est la phrase la plus creuse et la sOlle invention de l'intellectuel qui honnetement parfois grimucc et aligne des mots vide de contenu. «L'égalité est une duperie si on n'entend pas par égalité la suppression des classes». V. LENINE, 1er Congrès de l'enseignement extrascolaire, 4 mai 1919 , Oeuvres, t. XXIX, p. 356-362 .